1968-08-17 : Gouffre Berger

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Gouffre Berger
17 août 1968
Année 1968
Date 17/08/1968
Massif Vercors
Département Isère
Nombre de Victimes 1
Durée Plus de 4 jours
Nombre de Sauveteurs 87

Le contexte

Le 17 août à 2 heures, alors qu'il participe au déséquipement du gouffre Berger, Yves P. du club des Routiers Spéléo Belge chute de 25 m à -620 m, après une rupture de corde. Il descendait de ce qui allait devenir le réseau Yves. Le gouffre Berger connaît à ce moment-là une crue exceptionnelle. Certains passages habituellement à sec se trouvent sous 4 m d'eau. L'ampleur de l'événement est telle que 3 spéléologues sont bloqués derrière un siphon formé dans les Couffinades, 3 se réfugient en opposition au sommet de la cascade Claudine et 2 au pied de ladite cascade.

Le 17 à 9h00, en l'absence de Fernand PETZL, Guy BERTRAND, son adjoint, est joint par la gendarmerie. Une caravane de l'ASV se prépare et part en une heure, elle est au bord du gouffre vers 11h30. Les frères Alain et Daniel BERTRAND s'engagent les premiers dans la cavité ce même jour à 12h45. Arrivés au sommet du puits Aldo, ils hésitent car le débit est trop important, il est 15h00. Ils progressent lentement. À 18h00, ils sont au lac Cadoux et à 19h17, ils se trouvent au sommet de la cascade du Petit Général.

Le dimanche 18, au bout de 12 heures et après avoir frôlé la mort par noyade, ils découvrent Yves P. couché à même le sol, en compagnie du chef de l'expédition, Claude DB., muni d'une bougie ! Se pensant gravement blessé, le belge supplie les sauveteurs de le laisser mourir là. Pendant ce temps, un camp de surface est installé par les membres de l'ASV. Des renforts de l'ASV arrivent. Les frères BERTRAND mettent le blessé au chaud et au sec 20 mètres au-dessus de son point de chute trop arrosé. Il est conditionné dans une tente. Le blessé semble souffrir de multiples fractures. L'évacuation s'annonce difficile. Les sauveteurs se trouvant à son contact demandent des renforts en utilisant le téléphone installé par leurs soins pendant la descente. Ils organisent ainsi l'opération depuis -620.

À 11h25, le Docteur BURLET, déposé par hélicoptère, effectue une consultation médicale par téléphone avec le blessé et les frères BERTRAND. Des spéléologues affluent du Vercors, de Grenoble et de l'Ardèche. Le dimanche 19 à 7h30, une équipe descend des duvets, des vêtements chauds, de la nourriture et des médicaments. Elle fait contact avec le blessé et l'équipe de reconnaissance à 15h45. La planche parvient à -620 avec d'autres sauveteurs une demi-heure plus tard. Pour Daniel BERTRAND, il s'agit de la 9ème évacuation effectuée sur ce type de support.

À 16h25, l'effectif sous terre étant suffisant, l'évacuation débute. Ce même jour, à 20h00, le blessé saucissonné à la planche parvient au Balcon. Les galeries qui suivent sont franchies en tyrolienne pendant qu'un flux continu de sauveteurs vient renforcer le dispositif, tant sous terre qu'en surface.

Le lundi 19 août, à 0h45, le blessé arrive à -500. À 9h00, l'évacuation reprend, le brancard passe la cascade de la tyrolienne vers 15h30. Une heure plus tard, il franchit la cascade du Petit Général. Le lac Cadoux est franchi à 16h30. Et à 22h30, il est conditionné sous une tente à -250. Pendant cette journée, les sauveteurs glissent et font tomber la civière. Yves P. s'en tire avec une blessure légère au visage. Cette information a été cachée par les responsables de l'opération pour ne pas affoler l'opinion.

Le mardi 20, à 8h30, Yves P. quitte la tente de -250. À 10h00, il est au sommet du puits Aldo et à 13h15, il remonte le puits Gontard. Il est 22h30 quand il arrive au puits Garby.

Le mercredi 21, le blessé atteint le bas du Puits du Cairn à 3h30, il se repose un peu. Yves P. sort du gouffre le 21 août à 7h25. La presse recueille alors ses 3 premiers mots : « terrible, terrible, terrible ». Puis il lâche « c'est merveilleux de retrouver le soleil après une longue nuit ».

L'évacuation a duré 5 jours, record pour l'époque.

Témoignages

Daniel Bertrand

Le témoignage de Daniel BERTRAND, dont c'est le dernier sauvetage, est reproduit partiellement ci-dessous. Bien que rédigé en 2010, il restitue bien l'ambiance de ce sauvetage hors norme pour l'époque, du fait de la profondeur et des conditions météorologiques.

« Une des tâches les plus difficiles maintenant est de fixer correctement le blessé sur la planche car il doit pouvoir être manipulé verticalement ou horizontalement sans le moindre glissement sur celle-ci. Malgré l’injection que je lui administre à chaque heure lors du serrage de la corde qui le ligature comme un rosbif, il hurle de douleur et l’équipe de soutient ne supporte pas ces cris et me traite de gestapo. Je sais bien qu’il faut en passer par là pour éviter à tout prix des lésions irréversibles de sa colonne vertébrale. Il est le neuvième blessé que j’attache ainsi.

La remontée des galeries commence et le portage de la civière dans les éboulis n’est pas une sinécure. Je place alors une équipe de tractage en haut avec une corde, la seconde équipe de portage se laisse tirer mais les résultats sont rapidement épuisants. Une solution de roulement d’équipes toutes les deux heures doit améliorer le rendement et j’en avise la surface qui va gérer ces remplacements depuis le QG. En même temps que nous réglons ces problèmes immédiats je pense avec appréhension à ce qui nous attend pour la traversée de la Grande Salle qui est si vaste que Notre Dame de Paris y tiendrait à l’aise. De plus, ses énormes blocs de rochers tombés du plafond, de la taille de maisons entières qu’il faudra contourner, escalader, redescendre, la partie n’est pas gagnée loin s’en faut. Ce sont des heures et des heures de cheminements difficiles qui nous attendent. Une idée probablement liée à mon activité professionnelle germe dans ma tête : puisque le sol est pourri et chaotique, pourquoi ne pas installer un téléphérique par-dessus tout ça.

Le téléphone une fois de plus me permet avec mes frères de mettre au point la logistique et la réalisation de tout le système envisagé. Notre arrivée au surplomb de la Grande Salle se réalise enfin après des heures de remontée exténuantes. L’équipe installation que mes frères ont géré a tendu un câble à l’aide d’un pull lift, ces derniers ne se sont occupé que de la mise en place technique (les ancrages, les treuils, les poulies etc...). Ils ont utilisé comme ancrages de part et d’autre de la salle, d’énormes stalagmites. En arrivant sur place j’ai fait régler la flèche du câble. La taille de cette salle est tellement imposante que je suis obligé de communiquer par téléphone d’un bout à l’autre de celle- ci. La civière est suspendue (planche et blessé) sous deux poulies qui roulent sur le câble à 30 mètres de hauteur (10 étages) et est tractée par une corde de 8 mm : cette corde est fixée aux deux poulies par sécurité et pour le confort.

La grande salle franchie tout n’est pas fini, ce serait trop facile, il nous reste à passer les grands éboulis par le même procédé, mais la corde de traction ne peut plus être utilisée vu la pente importante du câble ; elle ne permet plus une traction manuelle. Nous décidons avec mes frères d’assurer la traction par treuil ce qui garantit en plus une progression régulière et sans a-coup pour le blessé.

L’évacuation de Yves PEETERS (- 620 mètres) blessé le plus profond du monde vient de se réaliser après avoir pas à pas gravi des éboulis, monté et descendu des kilomètres de galeries, traversé des salles immenses, lutté contre une rivière en furie où mon frère Alain failli perdre la vie, équipé des puits arrosés ou non, tout cela en 80h dont deux heures de sommeil. »

Mode de communication

Dans son précieux témoignage, Daniel BERTRAND décrit le mode de communication de l'époque dans un gouffre Berger où se trouve une ligne téléphonique à perpétuelle demeure :

« Notre système de téléphone était unique, un amplificateur en plus d’un magnétophone permettait à l'équipe de surface d'écouter et d'enregistrer toutes les conversations. Les appareils portatifs à quartz, sans apport d'énergie (pas plus gros qu'une tasse de café) pouvaient se brancher n'importe où sans couper le fil. Deux pinces crocodile, avec encoche en v en plastique d'une part et d'autre part une aiguille soudée, permettaient de percer le fil, et ainsi de rentrer en communication soit avec la surface soit avec une équipe en amont ou en aval dans le réseau. »

Raymond Maho

Raymond MAHO commence et termine son récit par cette opération [1] :

« Samedi 17 août 1968, il est 9 heures, j'ai décidé de faire la grasse matinée d'autant plus qu'un déluge s'abat sur la région. La sonnette de l'entrée me sort de ma torpeur, un instant plus tard ma mère entrouvre la porte de ma chambre.

C'est ton copain.

Lequel ?

Celui qui est roux, ça doit être grave.

Qu'il soit roux ?

Mais non, qu'il vienne à cette heure là.

Je rejoins Alain Pouteil-Noble dans le couloir.

Un problème ?

Oui, un accident au gouffre Berger

Qui ?

Un belge vers la cote moins 600, il serait bien amoché. Nous avons rendez-vous à la caserne des sapeurs-pompiers de Seyssinet dans une heure.

OK, je prépare mon sac, on se retrouve là-bas.

J'avale rapidement mon petit déjeuner et descends à la cave où j'entrepose mon équipement de spéléo, mon sac tyrolien est rapidement rempli et peu de temps après je me présente à la caserne, il pleut toujours. Je retrouve Alain avec à son côté Patrick Dupille. Ils sont tous deux comme moi membres actifs du S.G.C.A.F. (spéléologues Grenoblois du Club Alpin Français). Je regarde Alain :

- Et les autres ?

- Nous sommes en plein mois d’Août et je n'ai pu contacter que vous deux.

En attendant, nous parlons des derniers événements qui se sont produits dans le gouffre Berger. Le 3 août, vers dix-neuf heures, il s’est déjà produit deux accidents. Le premier dont a été victime Bertrand Léger s’est produit vers la cote -50 au niveau du puits du Cairn. Il a chuté de quelques mètres et s’est blessé à une cheville. Il a pu regagner la surface par ses propres moyens. Le second, c’est Georges Marbach qui a fait une chute d’une quinzaine de mètres dans le puits Aldo. C’est Guy Bertrand, adjoint de Fernand Petzl (responsable des sauvetages en grotte auprès de la Protection Civile) qui organise les secours en faisant appel aux spéléos de l’Association Spéléo Vercors, des spéléos de la MJC la Tronche et des Spéléos de la Seine (SCS). Le docteur Burlet de Villard-de-Lans ainsi qu’un autre médecin et des spéléos Belges se joignent aux sauveteurs. Au total, une cinquantaine de spéléos ont pris part au sauvetage. Georges Marbach a le bras droit cassé et les radios effectuées à l’hôpital révéleront une petite fracture à la colonne vertébrale. Il est ressorti du gouffre une vingtaine d’heures plus tard. Toujours en ce début août, un spéléo âgé de dix-neuf ans a été tué par une chute de pierre dans le gouffre Marcou dans le département de l’Hérault.

L'attente est de courte durée, un pompier en tenue nous désigne un fourgon, il nous indique que nous allons faire un détour par les cuisines de l’hôpital de La Tronche avant de prendre le chemin du Vercors. Nous embarquons et prenons la direction de l’hôpital au son de la sirène. Après avoir traversé Grenoble à une vitesse record, nous chargeons d'énormes containers et retraversons Grenoble cette fois en direction du Vercors. Pendant le trajet, nous ouvrons l'un de ces containers, il contient un potage au légume dont l'odeur est tellement alléchante que nous ne pouvons-nous empêcher d'y goûter à l'aide d'une énorme louche. Nous sommes loin de nous douter que c'est le dernier repas que nous faisons avant longtemps.

Arrivés à la Molière nous descendons du fourgon et nous dirigeons en direction du gouffre berger, la pluie s'est arrêtée. Non loin du gouffre nous rencontrons quelques spéléos dont Fernand Petzl qui nous confirme ce que nous savions déjà mais avec plus de détails. À cet instant, un spéléo qui était posté en sonnette au sommet du puits Garby nous rejoint et nous informe que le débit de l'eau a diminué et qu'en fonçant il serait possible de franchir les autres puits. Aussitôt, Petzl décide de profiter de cette accalmie pour former une première équipe de secours avec pour mission d'atteindre le plus rapidement possible le blessé afin de lui prodiguer les premiers soins. Avec Alain et Patrick, je suis l'un des six volontaires ainsi que deux spéléos de l’Ardèche qui ont la particularité d'être frères jumeaux et un spéléo Daniel Bertrand, de l'association spéléo Vercors, dont plusieurs de ses frères font partie. C'est lui qui prend la tête de l'équipe.

Après nous être équipés, nous nous chargeons le moins possible, aucun équipement personnel dans les sacs, uniquement du carbure et le nécessaire médical pour les premiers soins. Je remarque que comme moi Alain a enfilé sa pontonnière (pantalon en caoutchouc étanche des pieds jusqu'à la poitrine). À 12 h 45, nous pénétrons dans le gouffre ce samedi 17 août 68. J'ai 22 ans et c'est ma troisième expédition de secours. Descente des 30 mètres du puits Ruiz, les ressauts d'Holiday-on-Ice et le puits du Cairn de 25 mètres ensuite nous traversons le méandre en opposition au-dessus d'un vide qui atteint plusieurs dizaines de mètres. Quelques années auparavant, j'avais participé à la pose de planches soutenues par des madriers coincés en travers de ce méandre. Aujourd'hui, une bonne partie de ces planches ont disparues, celles qui restent n'inspirent qu'une confiance relative.

Nous progressons lentement, l'eau suinte sur les parois et tombe en pluie par endroit. Nous atteignons le boudoir et entamons la descente du puits Garby d'une quarantaine de mètres, l'eau tombe en cascade juste à l'endroit de notre descente. Ma pontonnière ne me protège guère, l'eau pénétrant par mon cou et le long de mes bras jusqu'à ma poitrine. Ensuite le puits Gontard de trente mètres, le débit est de plus en plus fort. Enfin, le puits Aldo, magnifique descente en plein vide d'une quarantaine de mètres. Cette fois, nous sommes copieusement arrosés. Nous serions incapables de remonter ce puits sous cette douche. Nous atteignons la cote moins 250, une pause avant de continuer notre chemin.

À part Alain et moi, les autres collègues sont trempés jusqu'aux os. Nous reprenons la progression sans un mot dans une immense galerie, très vite nous butons sur trois plans d'eau successifs, un canot repose sur la berge du premier, il a la particularité d'avoir un soufflet soudé sur un côté ce qui facilite son transport et évite de l'égarer, il permet aussi lors d'une traversée de le maintenir gonflé en cas de petites fuites. Les uns après les autres nous nous regroupons sur les margelles boueuses de ces plans d'eau. Nous perdons un temps précieux en manœuvres de va et viens, ensuite le lac Cadoux qui se franchit sans difficulté. Nous traversons la salle Bourgin et ses grosses colonnes. Plus loin, un grondement nous annonce la cascade du Petit Général d'une dizaine de mètres, le débit de l'eau est énorme, là encore nous perdons du temps.

Les embruns achèvent de nous transformer en éponge, à la suite nous descendons la cascade de la Tyrolienne, toujours un énorme débit, la descente dans le grand éboulis se fait lentement et nous atteignons la mythique salle des 13 située à la cote moins 500, qui a servi de camp de base à de nombreuses expéditions, en particulier aux anciens de notre club qui ont découvert et exploré ce gouffre en y battant le record du monde de profondeur (-1122 mètres) en 1956. Une tente y est dressée, je suis loin d'imaginer à cet instant que je vais y être immobilisé un certain temps. Un bref arrêt et nous continuons notre progression, 7 heures après avoir pénétré dans le gouffre nous atteignons le blessé à la cote moins 600, lorsque nous apercevons la tache claire de la tente qui abrite le spéléo Belge nous devons tous nous poser la même question : Vivant ? Mort ? S'il est vivant, nous imaginons l'émotion qu'il doit ressentir à notre approche.

Bertrand pénètre dans la tente, un instant plus tard des gémissements en sortent : vivant. Aussitôt nous déballons le contenu de nos sacs, Bertrand réclame la morphine, nous lui passons la boite de seringues, les gémissements cessent rapidement, Bertrand nous donne un premier bilan, fracture d'une épaule, d'un bras, quelques côtes cassées et la colonne vertébrale sûrement touchée car il ne peut bouger le bas de son corps (fracture du bassin). Nous nous branchons sur la ligne qui permet le contact téléphonique avec la surface. Bertrand fait le résumé de la situation et demande qu'une planche d'au moins 5 cm d'épaisseur et de dimension qui permette d'y placer le blessé nous soit descendue. Des trous doivent être percés tous les 10 cm de chaque côté de cette planche pour permettre d'y ficeler notre blessé, en retour, nous apprenons que la deuxième équipe de secours qui devait nous rejoindre avec du matériel et des vivres n'a pu pénétrer dans le gouffre à cause de la pluie qui retombe sur le secteur, rendant les puits impraticables.

Bertrand rejoint le blessé pendant que nous préparons les bandelettes en les enduisant de plâtre, en peu de temps nous sommes tachés de blanc des pieds à la tête. Malgré la morphine, ses cris nous transpercent pendant le plâtrage de son bras. Puis la longue attente commence, transis de froid nous tremblons de tous nos membres en claquant des dents, la buée de notre expiration trouble la vue, nous avons beau bouger tous nos muscles, tourner en rond ou encore nous secouer mutuellement, rien n'y fait. Pour Alain et moi, la pontonnière nous permet de garder la légère chaleur de notre corps, mais ne nous isole du froid que très légèrement, Bertrand, lui, a l'air de supporter l'épreuve mieux que nous, par contre, les deux frères et Patrick sont complètement gelés, ils décident sagement d'entamer la remontée.

Nous restons à trois auprès du blessé. Le dimanche 18 Août, à 7h30, une équipe pénètre enfin dans le gouffre avec ravitaillement et médicaments. À 10h30, une deuxième équipe descend avec la planche et du gros matériel, vers 16h les deux équipes nous ont rejoints. Vers 17h, le blessé ficelé sur sa planche est installé à l'aide de deux poulies sur un câble tendu au plafond de la galerie rectiligne à cet endroit. Pour notre part, notre intervention étant terminée, nous envisageons la remontée. Au cours de ma progression, je me trouve sous le blessé qui coulisse sur son câble 3 mètres plus haut, et c'est l'incident brutal, inattendu. Je reçois un choc énorme dans le dos, à la hauteur des omoplates, j'ai le temps de réaliser que c'est la planche et le blessé qui m'ont heurté, à mes côtés, un collègue reçoit le choc sur une épaule et un autre par chance n'est heurté que sur le rebord de son casque, ces chocs ont sûrement permis de redresser la planche évitant ainsi au blessé de s'écraser de face sur le sol.

Il s’en tire sans séquelles, mais avec une grosse frayeur. Pour ma part, je suis KO debout, je titube et m'appuie contre la paroi, j'ai le souffle coupé, je halète n'arrivant pas à reprendre ma respiration, une douleur atroce m'en empêche, j'évite de paniquer. Les quelques paroles que je capte me font comprendre que c'est un anneau brisé servant à relier le câble à son élingue de fixation qui s'est ouvert sous la traction conjuguée d'un tire-fort et du poids du blessé qui doit dépasser les 100 kg. Les collègues s'affairent auprès du belge toujours ficelé sur sa planche, pour ma part je ne veux pas que l'on me touche, respirer c'est tout ce que je désire. Peu à peu la douleur s’atténue légèrement mais je ne peux bouger ni la tête, ni les bras. Dès que je fais un mouvement du haut du corps, la douleur devient fulgurante.

Au bout d'un laps de temps, je suis raccompagné jusqu'à la salle des Treize, après m'avoir déshabillé et gavé d'antalgiques je suis installé dans un sac de couchage sous la tente et je m'endors presque aussitôt le souffle court allongé sur le dos, les bras le long du corps. De temps en temps, j'émerge de mon sommeil et me rendors aussitôt. La douleur s’atténue lentement sauf quand je bouge les épaules ou que je veux respirer à fond. Je suis incapable d’estimer le nombre d'heures que je passe immobilisé à cet endroit, de plus comme à chaque grande expédition je ne porte pas ma montre. Malgré ma situation, je trouve l'aventure peu banale, du statut de sauveteur je me retrouve à mon tour immobilisé. »

Puis Raymond Maho termine l'ouvrage par [2] :

« Un bruit de fermeture éclair, une tête apparaît dans l’entrée de la tente et me ramène à la réalité. Je suis toujours dans le gouffre Berger.

- Nous sommes les derniers, tu remontes avec nous.

Je m’extrais du sac de couchage et rejoint les collègues, ils sont trois à m’attendre. Je retrouve mon équipement que j’enfile lentement sans faire de geste brusque de peur de déclencher une violente douleur que pour l’instant je ne ressens que légèrement, mais elle est lancinante. Ma combinaison ainsi que ma pontonnière et mes bottes sont sèches, par contre mon pull est encore mouillé. Je recharge ma lampe à carbure, rajuste ma quincaillerie et emboîte le pas à mes collègues.

Je remonte l’immense éboulis à petites enjambées. Je me retourne fréquemment jusqu'à ce que la tache claire de la tente disparaisse dans l’obscurité de cette mythique Salle des Treize. Le débit des cascades de la Tyrolienne et du Petit Général a considérablement diminué. Le lac Cadoux se franchit toujours aisément, par contre, arrivé devant les trois plans d’eau qui nous avait tant retardés à la descente, j’ai la surprise de les trouver à sec. Je les contourne sur leur berge boueuse et j’arrive à la cote -250. Une dizaine de spéléos entourent le blessé, l’un d’eux est penché sur lui, ce doit être un toubib.

Le Belge est entre de bonnes mains, mais le plus dur l’attend ainsi que pour les sauveteurs. La remontée des puits ne devrait pas poser trop de problème, par contre, le transport du blessé dans les méandres va être acrobatique et dangereux. Arrivé à la base du puits Aldo, un harnais repose sur le sol, il est relié à un câble. Je lève la tête et aperçois une lueur quarante mètres plus haut. Sans hésiter, je l’enfile et hurle « GO ». Pendant quelques instants, rien ne se produit, puis le câble vibre et se tend. Mes pieds quittent le sol et je m’élève lentement en tournoyant doucement. Au sommet, un spéléo est assis devant un treuil comportant une manivelle de chaque côté du tambour qu’il actionne des deux mains. L’échange est bref.

- Salut, merci.

- Salut, de rien.

Je continue la remontée, franchis les trois ressauts Aldo et j’arrive au pied du puits Gontard. J’ajuste mon baudrier, relie mon autobloqueur à la corde et remonte les trente mètres d’échelles en faisant plusieurs pauses. Un méandre m’amène au pied du puits Garby d’une quarantaine de mètres, là encore, plusieurs pauses à la remontée et j’arrive au début du long méandre que je franchis lentement les pieds au-dessus d’un vide de plusieurs dizaines de mètres. Salle du Cairn et la remontée des vingt-cinq mètres du puits du Cairn, une vire au sommet et encore une dizaine de mètres d’échelles. Je fatigue sérieusement, de plus, la douleur entre mes épaules se fait de nouveau sentir.

Un nouveau méandre et je franchis en varappe les petits ressauts Holiday. J’arrive enfin à la base du puits Ruiz d’une trentaine de mètres, c’est le dernier avant la surface. Je rejoins un de mes trois collègues. L’un est déjà sorti, et un autre a entamé la remontée. Vidé, je suis pris de vertige, la douleur devient de plus en plus forte. De la main, je montre le puits à mon collègue :

- Celui-là je ne pourrai pas le monter seul, il doit y avoir du monde en surface, monte et demande qu’on vienne m’assurer sec.

- Ok !

Lorsque je ne perçois plus sa lumière au sommet du puits, je m’attache à la corde et attend. J’ai un coup de barre sévère, comme celui que j’avais ressenti à la Combe de Fer à la différence que là, je suis encore dans le gouffre. Un appel me fait réagir, j’empoigne l’échelle et hurle un « GO » retentissant. Une poignée de secondes plus tard, je m’envole littéralement d’un bon mètre, un arrêt et de nouveau je monte d’un mètre. Je lâche l’échelle que je suis en train de remonter avec moi. De saccades en saccades j’émerge enfin du puits, me désencorde et remercie les trois balaises qui m’ont fait remonter à une vitesse supersonique.

Une dizaine de mètres plus haut, je sors de la doline et prends pied sur le plateau. Je suis ébloui, les couleurs me paraissent ternes. Fernand Petzl me rejoint.

- Ça va ?

- Non j’ai très mal dans le dos et la nuque raide.

Il écarte le col de ma combinaison.

- Effectivement tu as un énorme hématome avec de vilaines couleurs. Je vais demander un hélico pour te rapatrier à la Molière où se trouve une antenne médicale. Attend moi là-bas, je te ferai signe.

Dans la direction qu’il m’indique, je me retrouve devant une maîtresse femme en blouse blanche avec une petite croix rouge sur la poitrine. Elle me tend une assiette de potage que je déguste lentement. C’est tiède mais c’est bon. Il a le même goût que celui que j’ai avalé dans le fourgon des sapeurs-pompiers samedi dernier.

- Au fait quel jour est-on ?

- Mardi.

Un bruit d’hélicoptère, ça doit être pour moi. Petzl me fait signe de le rejoindre et m’amène jusqu'à un endroit dégagé du lapiaz où l’hélico se pose. Je cours dans sa direction, le pilote, du plat de la main me fait signe de me courber. À l’intérieur, il n’y a pas de siège à l’arrière, je m’assois en tailleur. Le copilote me montre une poignée en bois relié au siège du pilote par une cordelette, je m’en saisis. Le bruit des pales s’amplifie et nous décollons lentement, d’abord à la verticale puis d’un large virage nous dépassons les falaises qui bordent le plateau. Au fond de la vallée, j’aperçois le ruban argenté de l’Isère, à la fin du virage, nous sommes alignés en direction de la Molière. Nous survolons le sentier qui mène au gouffre. Beaucoup de monde le parcourt dans les deux sens. De notre hauteur ils ne m’apparaissent pas plus gros que des fourmis. Le copilote se retourne et du signe poing fermé pouce en l’air s’enquiert si je vais bien. Je lui réponds du même signe. Après ce que je viens de vivre, je me sens plutôt en sécurité dans cet engin. De plus, c’est mon baptême de l’air.

À la Molière, beaucoup de monde et de véhicules. C’est auprès de ceux en rouge que nous nous posons. Je suis pris en charge par un médecin. L’hélico redécolle aussitôt pour d’autres missions. Le toubib décide de me faire passer une série de radio à l’hôpital de Grenoble. Un véhicule des sapeurs-pompiers me prendra en charge après que je me sois un peu reposé. Allongé sur une couverture, je somnole sous les chauds rayons de ce soleil d’Août. Je distingue mieux les couleurs. J’ai le plaisir de revoir les deux frères venus me saluer avant de repartir pour l’Ardèche.

C’est en caleçon long, maillot de corps et pieds nus que je pénètre dans le service des urgences de l’hôpital. Au début, le personnel soignant me prend pour un clochard que les pompiers ont ramassé sur un trottoir. Après explication, j’ai droit à quelques sourires. Les radios ne révèlent aucune fracture ou fêlure, je m’en tire avec des cachets et une pommade « pour boxeur ». Arrivé à mon domicile, je traverse le couloir sous les yeux ébahis de mes parents et pénètre dans ma chambre sans passer avant par la salle de bain. Je m’écroule sur mon lit et plonge dans un sommeil qui va durer une douzaine d’heures. À mon réveil, ma mère m’informe que mon employeur n’arrête pas d’appeler depuis deux jours et que je dois le contacter d’urgence. Ce que je fais aussitôt, ce qui a pour effet de l’entendre hurler dans le téléphone. Je profite de l’instant où il reprend sa respiration pour en placer une.

- Si c’est pour m’engueuler, ce n’était pas la peine de dire que c’était urgent.

Et je lui raccroche au nez. Il ne m’en tiendra pas rigueur. C’est par la radio que j’apprends que le spéléo belge est enfin sorti vivant du gouffre Berger ce mercredi. De nombreux spéléos venu de tous horizons étaient présent sur le plateau de Sornin. Beaucoup n’ont pu descendre dans le gouffre, mais tous avaient répondu présent à l’appel, spontanément, bénévolement, pour sauver un des leurs. C’est beau. C’est magnifique. »

Maurice Chazalet

Vous trouverez ci-dessous le témoignage que Maurice CHAZALET, sauveteur lyonnais, a accepté de nous livrer :

« Nous étions en camp spéléo sur la Moucherolle et notre séjour était en train de se terminer quand nous avons été réquisitionnés (par quel moyen ???) pour un sauvetage au Berger. En fin d’après-midi nous étions 4 ou 5 Tritons à nous rendre sur le plateau de Sornin. Si ma mémoire est bonne il me semble que c’est Pierrot Rias qui organisait les équipes. On aurait aimé descendre de suite, mais non il fallait attendre. Casse-croute et coucher, puis réveillés vers 2/3 h. du matin pour descendre. Café, équipement et nous partons. Nous qui étions habitués aux puits et méandres étroits de la Moucherolle, ceux du Berger étaient très confortables et faciles. Et la suite encore mieux. On se disait que les Grenoblois du CAF avaient bien fait d’abandonner la Grotte des Deux-Sœurs pour venir prospecter sur le plateau de Sornin en début des années 1950.

Parcourir la Grande galerie, traverser le lac Cadoux, traverser la salle Bourgin et descendre le grand Eboulis et nous voilà rendus à -500. Pas beaucoup de monde à ce moment, et l’ambiance était morose. Il semble que la remontée du blessé depuis le lieu de son accident jusqu'au camp avait été longue et laborieuse. Le blessé est en soin et on reste un bon moment à attendre. Puis il est solidement installé sur une planche de fort contreplaqué et bien attaché. Et on commence la remontée, le blessé n’a pas un bon moral.

A 6 pour porter la civière , on commence a remonter le Grand Eboulis, notre équipe fonctionne bien et ça va assez vite. Bientôt on arrive avant la cascade du Petit Général, où une tyrolienne a été installée, et la civière est convoyée en haut. Yves PEETERS voyant qu’il remonte rapidement reprend un bon moral, et il a le sourire. On plaisante avec lui, arrivé au lac Cadoux, on lui propose de prendre un bain, mais il nous dit préférer traverser en canot. Et on arrive au pied des puits. Petit arrêt pour Yves, qui reprend des forces et des soins sous une tente. Pour nous notre mission est terminée et on avale vite les puits pour retrouver la surface.

Globalement le secours s’est bien déroulé , le nombre de sauveteurs était bien calculé au départ du camp de – 500 , puis un peu pléthorique au fur et à mesure de la remontée.

Par la suite on a reçu une gentille lettre d’Yves PEETERS nous remerciant pour notre intervention. »

Épilogue

Devant l'ampleur de l'opération, un appel à tous les spéléologues disponibles a été lancé sur France Inter et sur le plateau de la Molière. Nombreux sont ceux arrivés sans avoir le niveau technique. Beaucoup seront au mieux inefficaces, au pire, un lourd fardeau à gérer pour les sauveteurs compétents.

À l'hôpital les médecins diagnostiqueront 7 fractures : une au crâne, trois au côtes, deux à l'humérus et une au bassin.

Pendant les phases d'attente, profitant de l'installation téléphonique mise en service par les frères BERTRAND, Yves P. demande à sa famille et à la presse de lui diffuser de la musique.

Dans le rapport établi par les frères BERTRAND, il est indiqué que les sauveteurs ont particulièrement apprécié l'action des gendarmes qui ont assuré la sécurité du site, des pompiers qui ont géré les transmissions en surface et de la Croix Rouge Française pour la logistique mise en place.

Fernand PETZL note 15 291 Francs de vacations pour un effectif de 87 sauveteurs. Il s'agit du plus gros dispositif engagé entre 1950 et 1969. Nous trouvons 2 476 Francs de matériel perdu, 1 000 Francs de frais de déplacements et 2 300 Francs de frais de repas.

Sauveteurs engagés

Ont notamment participé à l'opération :

Isère
Daniel BERTRAND Alain BERTRAND Raymond MAHO Patrick DUPILLE Guy BERTRAND Jean-Paul ARGOUD-PUIX Alain POUTEIL-NOBLE Jean-Louis BLANCHARD
Jean-Claude BULLE Bernard VALLON Michel BURLET Christian GAILLARD Dominique BON Jacky GLAUDA Albert OYHANCABAL François THIERRY
Docteur Max BURLET Michel MATHIEZ LUGIEZ Marcel JOUGAN Dominique BERTRAND R MAKHEU Jean-Pierre LOUSTALOT Geneviève MALBOS
Roger BETTCHEN Robert GIRARD Daniel ROUSSIN Jean LAMBERTON ORISIO Alain BERTRAND Christian DELMOTTE Jean MARION
Gérard THIRIET André MEOZZI Pierre ROUSSET Jean-François MANGIN François CHERUY Dominique CHERUY Louis MAILHOT Jean DREVET
Pierre DEVIDAL Denis BERTRAND DUBOIS Régis PICCAVET Vincent RAMUS Pierre CLOT-GOUDARD
Loire
Louis-Antoine SCHOTTE Marc SAROL
Rhône
Maurice CHAZALET Denis ROUGE Eric CHAMPART Jacques POUVARET Jean-François BILLON
PEIGNE CHARMONT Michel LETRÔNE René GINET (pdt FFS)
Ardèche
Louis BERGER Roland ODDE Hubert ODDE Max GELLY Alain LAMOTTE Daniel DUCHAMP
Drôme
André SERANO Denis GIAUQUE Pierre GIAUQUE Armand GUERIN Bruno DEGOU
Michel JEAN Gilbert GERARD Sylvio PICCARDI Georges MONNIER Jean-Claude DAUMAS
Georges VOLLE Gilbert MANTOVANI Claude POMMIER Jean-Jacques GARNIER
Vaucluse
Bernard PAUL VANLANKER DUPREZ
Paris
Philippe ROUX DUHAMEL CHAGNARD SIMIAND
Belgique
Martin LAMBERT Philippe DELESCAILLE Jacques MINOT

Le Spéléo Club Roma

Le 28 août, Fernand PETZL écrit à Georgio PASQUINI, président du Spéléo Club Roma qu'il connaît bien, pour le remercier de son offre de renfort.

Fernand décrit alors la crue dantesque de la rivière du Berger avec le siphon créé entre le Balcon et la salle St Matthieu, ou la montée d'1,8 m de la rivière au niveau de la cascade Claudine.

Le Consul Général de Belgique

Le 25 avril 1969, Le Consul Général de Belgique répond à Fernand PETZL que les autorités belges n'ont pris aucun engagement de payer les frais de sauvetage, contrairement à ce qu'avait annoncé la presse.

Il propose que Fernand se retourne contre le chef d'expédition belge, Claude DB.

Documents

Articles de presse

Sources

  1. Les archives de François THIERRY.
  2. Le rapport de l'ASV.
  3. La page internet relative au club ASV itopipinnuti.pagesperso-orange.fr/Fichiers/EXPO_ASV.docx
  4. Le Progrès de Lyon.
  5. Le Dauphiné Libéré, août 1968.
  6. Paris Jour du 19 août.

Notes et références

Références

  1. Raymond MAHO - J'ai marché sous la Terre, Autres Talents, (2017)
  2. Raymond MAHO - J'ai marché sous la Terre, Autres Talents, (2017)